Infrastructure dreams

Sans débat public, plus d’infrastructure publique

Michiel De Muynck est chercheur à l’Université de Gand et membre du groupe du vendredi. Cet article est également paru dans L’Echo du 21 octobre 2016.

Alors que l’orthodoxie ou la rigueur budgétaire (selon vos affinités) semblait être la panacée politique il y quelques années, un intérêt renouvelé pour les investissements publics est devenu un point focal de l’attention médiatique et programmatique depuis peu. Le Fonds européen pour les investissements stratégiques, mieux connus sous le “Fonds Juncker”, a fait office de vaisseau amiral pour ce changement de paradigme.

L’importance des investissements stratégiques en infrastructure publique (écoles, hôpitaux, routes, réseaux digitaux, etc.) est incontestable. Mais ceux-ci s’accommodent difficilement du yoyo politique car il justifie un planning méticuleux et transparent. Cela demande un planning pluriannuel sur base d’un projet d’investissement pérenne. L’utilisation des investissements publics comme instrument de stabilisation macro-économique ponctuel est au mieux difficile, au pire impraticable. Les atermoiements autour de projets symboliques illustrent cette impasse.

La récente saga Eandis, le principal distributeur de gaz et d’électricité en région flamande, qui a amené les décideurs politiques à torpiller en dernière minute une participation de 830 millions d’euros de l’entreprise publique chinoise State Grid, peut ainsi difficilement être qualifiée de bonne gestion. La consternation sélective sur le caractère peu transparent de cette opération de privatisation totalement détachée d’une vision stratégique à long-terme et sans garanties de contrôle sur notre politique d’infrastructure, devrait nous encourager à mener un débat plus approfondi sur ces questions fondamentales.

La « crisette » flamande avait presque des parfums helléniques lorsque, forcés par leurs bailleurs de fonds, les politiques grecs ont accepté du bout des lèvres (pour ne pas réveiller l’opinion publique) de créer le Hellenic Republic Asset Development Fund, chargé de privatiser l’infrastructure publique du pays à hauteur de 50 milliards d’euros. L’entreprise publique chinoise China Ocean Shipping Company a ainsi aisément pu acquérir des intérêts dans le port de Pireus, à côté d’Athènes. Et bien que les ports grecs soient incontestablement d’une importance géostratégique en tant que portes maritimes vers l’UE, un débat parlementaire sur cette infrastructure publique a semblé superfétatoire aux mandarins gréco-européens.

L’Europe impose par ailleurs un corsage budgétaire étroit à ses Etats Membres. Les règles ESR d’Eurostat interdisent un amortissement des investissements publics en fonction de leur durée de vie attendue (le ba-ba pour la comptabilité des entreprises), et sont aujourd’hui sans pitié pour détecter des constructions complexes permettant aux Etats de garer des grands projets hors budget. En Belgique, le tram liégeois à toutes les peines du monde à voir le jour pour cette raison. Par le passé, le recours aux partenariats-publics privés (PPP) semblait offrir une piste afin de parer à ces problématiques budgétaires et comptables. Mais les paiements échelonnés dans le cadre des PPP, lorsqu’il y a certitude et obligation de paiement dans le chef de l’autorité publique, doivent également être inclus dans la dette publique l’année même. La Région flamande l’a appris à ces dépens dans le cadre de la construction de ses nouvelles infrastructures scolaires.

Il reste que certaines autres formes de partenariats pourront peut-être offrir des solutions afin de faciliter la mise en œuvre de projets d’infrastructure. Cette piste peut, tout en étant suffisamment équilibrée et cadenassée, mener à un résultat gagnant-gagnant pour tout le monde. C’est d’autant plus vrai dans un contexte tel celui d’aujourd’hui où l’argent et le financement sont très bons marchés d’une part, et qu’il y a une quantité historiquement élevée d’épargne qui n’attend qu’à être investie dans des projets rentables d’autre part. Personne ne sait évidemment combien de temps encore cette opportunité historique perdurera, mais elle est de toute façon temporaire et l’on ne peut donc la laisser passer.

Malgré l’intérêt croissant pour le sujet, les investissements en infrastructure ne semblent que très rarement franchir l’orbite du débat académique. Des questions cruciales telles que la forme de financement optimale (privé, publique ou une combinaison des deux), la répartition des risques et des profits, l’inclusion de coopératives de financement ou directement de l’épargnant, sont totalement absentes du débat public ou parlementaire.

En Belgique, le régime fiscal préférentiel pour les emprunts populaires à des fins sociétales a été aboli. Cela n’a jamais fait l’objet d’un débat approfondi alors qu’il y a plus de 260 milliards d’euros qui dorment sur les comptes d’épargnes des belges ! Une vision large à long-terme est totalement inexistante, notamment sur la nécessité de tels stimulants fiscaux pour les emprunts populaires. Ainsi, le fédéral pourrait réfléchir à un système de déduction fiscale des pertes comme c’est le cas avec “L’emprunt Win-Win” en Flandre. Au niveau européen le débat est également mené de manière trop technocratique. Prenez l’audit critique du Fonds européen pour les investissements stratégiques publié ce mois-ci : celui-ci n’a pas fait l’objet d’attention médiatique ni de débat parlementaire alors que le fonds bénéficie de garanties du contribuable européen à hauteur de 21 milliards d’euros !

Il faut donc un débat public sur les infrastructures publiques. Pas comme on l’a fait lors de la saga Eandis, mais un débat sociétal fondamental, à tous les niveaux de pouvoir.