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Quelles réformes malines pour l’intelligence artificielle?

Youssef Kobo est conférencier et membre du groupe du vendredi. Egalement paru dans L’Echo du 20 octobre 2017.

Il y a quelques semaines, les dirigeants de l’UE au grand complet se réunissaient à Tallinn pour le Sommet européen sur l’avenir numérique. L’endroit n’était pas choisi au hasard, puisque c’est l’Estonie qui assure actuellement la présidence de l’Union européenne, et qui emmène avec les autres pays baltes le peloton de la transformation numérique en Europe. Avec sa stratégie du Marché unique numérique européen, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a l’ambition de faire de l’Europe le leader mondial dans le domaine de l’innovation numérique.

Les États membres ne réussissent cependant pas tous à surfer sur la vague des percées technologiques qui ont changé drastiquement et en un rien de temps le visage de l’économie mondiale. Là où le top mondial des sociétés cotées en bourse était, il y a quelques années encore, trusté par des entreprises énergétiques, ces places sont désormais pour la majeure partie occupées par des entreprises technologiques comme Amazon, Facebook et Google. Mais c’est là que le bât blesse pour l’Europe : Aucun des Apple, Alibaba et autres Tecent n’ont pour domicile le vieux continent. Günther Oettinger, commissaire européen chargé de l’économie numérique, avertissait déjà l’année dernière que l’UE devrait investir plus de 800 milliards d’euros pour combler le fossé avec la Chine et les États-Unis.

Le retard d’une Silicon Valley européenne, la croissance exponentielle de l’automatisation et son impact sur le marché du travail européen ainsi que l’inégalité croissante qui l’accompagne, sont sources de soucis pour les dirigeants de l’UE. Ces dernières années, on nous rebat de plus en plus souvent les oreilles avec des communiqués catastrophes à propos des conséquences de l’automatisation sur le ‘futur du travail’. On ne compte plus les think-tanks, bureaux de consultants et autres chefs d’entreprises qui font les prévisions les plus affolantes, allant d’une implosion totale du marché du travail et d’un chômage généralisé pour les travailleurs non et peu diplômés, jusqu’à un futur où seulement une petite partie de la population devra travailler et où tout le monde bénéficiera d’un revenu de base universel. Le célèbre futurologue Thomas Frey prédit par exemple que d’ici 2030, plus de 2 milliards de jobs disparaîtront à l’échelle mondiale, et Bill Gates plaide quant à lui pour une taxe sur les robots afin d’absorber le choc du chômage massif occasionné par l’automatisation.

Tous ceux qui suivent de près ce débat finissent par ne plus voir la forêt derrière les arbres. On peut néanmoins remarquer quelques tendances nettes dans les derniers rapports sur le futur du travail et l’automatisation, réalisés notamment par McKinsey & Company, Deloitte, l’OCDE, le Forum Économique Mondial et l’université d’Oxford. Ce qui est certain, c’est que nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution industrielle. Les percées technologiques et les innombrables nouvelles applications dans le domaine de l’automatisation (par exemple l’intelligence artificielle, le blockchains, l’impression 3D, l’informatique quantique, la nuagique, l’Internet des objets, etc.) font changer la façon dont les entreprises fonctionnent et la mesure dans laquelle elles feront appel, dans un futur proche, à des travailleurs spécifiques.

Dans son ouvrage « La nouvelle société du coût marginal zéro », le célèbre économiste américain Jeremy Rifkin avertit de la vitesse à laquelle ces mini-révolutions vont se frayer un chemin dans notre vie quotidienne, et de l’impact que cela aura sur tous les aspects de notre économie. Dans un proche avenir, la façon dont les marchandises et les services seront produits et livrés atteindront un « coût marginal zéro ». Il s’agit du point où le coût de production d’un service devient quasi nul. Alors que jadis on dépensait de l’argent pour acheter un coûteux GPS, aujourd’hui on peut définir un trajet gratuitement sur Google Maps.

La quatrième révolution industrielle pourrait faire en sorte que l’énergie, le transport et la communication puissent dans un futur proche être produits quasiment gratuitement. Au cours des dernières années, cette transformation a rendu totalement superflues des industries entières, et elle fera encore bien pire dans les années à venir. Ce n’est pas la fameuse mondialisation, c’est-à-dire le glissement du centre de gravité économique de l’Ouest vers l’Est, mais bien la robotisation et l’automatisation poussées de certains processus opérationnels qui devraient avoir le plus gros impact sur l’emploi aux USA et dans l’UE. Des chercheurs de la Ball State University (USA) ont ainsi calculé qu’en ce qui concerne les postes qui ont disparu entre 2000 et 2010 dans l’industrie manufacturière, la majorité, à savoir 87%, ont en fait disparu à cause de l’automatisation, contre 13% à cause de la délocalisation.

La plupart des rapports sur les conséquences de l’automatisation sur le marché du travail traitent principalement du Royaume-Uni et des États-Unis, mais on peut estimer sans trop risquer de se tromper que des transitions similaires se feront sur le continent européen. PwC prédit que d’ici 2030, près de 40% de tous les jobs aux USA et plus d’un tiers de tous les jobs au Royaume-Uni sont menacés par l’automatisation. Au Royaume-Uni, plus de 10 millions de jobs seraient menacés par des percées dans le domaine de l’intelligence artificielle (voitures autonomes, programmes informatiques capables de remplacer des comptables, des banquiers, des réceptionnistes et le personnel de caisse, etc.) L’université d’Oxford prédit pour sa part que 47% des jobs existants aux USA sont susceptibles d’être automatisés dans un avenir proche. Pour McKinsey, le tableau est un peu plus nuancé : ils indiquent que seulement 5% de tous les jobs actuels au Royaume-Uni peuvent être totalement automatisés, et que dans les années à venir environ 30% supplémentaires des jobs pourront être partiellement automatisés.

Il n’en reste pas moins que la plupart des métiers ne pourront donc pas être purement et simplement évincé par l’automatisation dans les prochaines décennies. En d’autres mots, il faudra toujours des travailleurs pour utiliser ces robots et ces programmes informatiques. L’automatisation crée donc aussi de nouveaux jobs et secteurs qui n’existaient pas encore il y a peu. Le travailleur qui arrive aujourd’hui sur le marché du travail doit disposer d’autres compétences qu’un travailleur qui arrivait il y a dix ans sur le marché du travail. Selon le Forum Économique Mondial, c’est là que réside le plus gros défi. Si nous voulons en Europe exploiter totalement les opportunités offertes par cette transition numérique, les pouvoirs publics et le monde des entreprises doivent dès maintenant investir à fond dans des formations apportant de nouvelles aptitudes et compétences aux travailleurs. L’UE doit en outre stimuler l’implémentation du marché numérique unifié et prévoir des budgets plus conséquents pour des fonds de capitaux à risques européens et privés qui investiront dans des acteurs numériques sur son territoire. Afin de faire apparaître de nouvelles entreprises technologiques qui créent de l’emploi et une croissance économique grâce à laquelle nous pourrons financer la transition vers une nouvelle économie numérique.

Il n’est plus temps de tergiverser, la Quatrième Révolution industrielle est à nos portes, et elle va faire des gagnants et des perdants absolus. Avec le vieillissement de la population active et les dizaines de millions de jobs qui sont probablement en voie de disparition à cause de l’automatisation, la pression sur notre modèle de bien-être va s’accentuer sensiblement dans les prochaines décennies. Il faut anticiper ces chocs suffisamment tôt. Nous ne survivrons à cette ‘super tempête’ qu’en la traversant de front, avec de grands investissements dans notre structure numérique, avec du capital à risque pour développer des entreprises technologiques prometteuses et pour développer des formations qui apporteront aux travailleurs actuels et futurs les compétences numériques nécessaires pour survivre sur le marché du travail du futur.